Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

Ivan Sergeevič Gagarin,
fondateur de la Bibliothèque slave

 

 


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Mots-clés : slavophiles, occidentalistes, diplomatie, jésuites, émigration

 

J’ai proposé de faire une communication sur Ivan Sergeevič Gagarin pour deux raisons. D’abord parce qu’il est à l’origine du fonds documentaire slave qui est maintenant déposé à Lyon, mais, d’une manière plus expressive encore, parce qu’il fut lui-même tendu toute sa vie entre ces deux pôles : la Russie qui l’avait vu naître en 1814 au sein d’une famille de la meilleure noblesse et l’Ouest qu’il découvrit dans ses jeunes années et pour lequel il opta sans retour en entrant au noviciat des jésuites en France en 1843. Sans retour, mais non sans douleur. S’il n’a jamais affiché le déchirement que lui imposait son choix, par toutes ses fibres, il resta attaché à sa patrie, ne rêvant que d’une chose : que la rupture qu’il s’imposait volontairement soit le gage d’un rapprochement entre les deux rives de l’Europe de son temps dont il se sentait également solidaire.

Ivan Gagarin est né le 1er août 1814 à Moscou. Son père, Sergej Ivanovič, était grand maître de la cour, membre du conseil de l’Empire, chevalier de l’ordre de Saint Alexandre Nevski et de Saint Vladimir de première classe, sa mère était Varvara Mihajlovna Puškina (1776-1854). Les Gagarin descendaient de Rjurik par les princes de Starodoub-Vladimirski dont le chef fut Ivan Starodubskij (1197-1239) et qui sont restés princes apanagés jusque vers la moitié du xve siècle. Le chef des Gagarin (dix-septième génération après Rjurik) fut le prince Michel Starodubskij-Golobesovskij, surnommé Gagara (le Grèbe).

L’éducation du jeune prince se déroule à la maison, comme c’est souvent l’usage à cette époque dans ces grandes familles russes. Un précepteur français, Marin d’Arbelle, lui inculquera dès ses jeunes années une connaissance du français qui en fait sa langue principale. Mais il est aussi initié à l’allemand, au latin. Il est très studieux et passe de longues heures à l’étude quotidienne. Il lira toujours abondamment et avec une rare capacité d’assimilation. L’hiver la famille réside à Moscou, l’été à la campagne proche de la capitale. Il y a néanmoins un long intermède de trois ans, au cours duquel la famille Gagarin accompagne son chef, le prince Sergej Ivanovič dont la santé exige qu’il aille prendre les eaux. Le fils unique, notre Vanja, n’a que sept ans au début de ce long voyage à travers France, Allemagne, Italie. Ainsi, dès ses jeunes années, le monde occidental lui devient familier.

J’ai l’intention de parler d’abord de sa brève carrière dans les services diplomatiques de la Russie de Nicolas Ier, puis du tournant radical qu’il prit dans les années 1842-1843, et enfin des grandes lignes de l’action multiforme qu’il poursuivit durant les trente dernières années de sa vie. Ce faisant, je m’efforcerai de montrer en lui un représentant éminent de la vie intellectuelle russe de son temps que les frontières géographiques ou confessionnelles n’ont jamais su circonscrire.

Ivan Gagarin est encore nominalement étudiant lorsqu’il entre dans le cadre du Collège des Affaires étrangères et est affecté aux archives moscovites de cette administration le 15/27 mai 1831, l’année de ses dix-sept ans, comme actuarius. Le monde des Affaires étrangères est familier à la famille Gagarin, Grigorij Ivanovič, l’oncle d’Ivan, est chef de la délégation russe à Munich. Et c’est auprès de lui qu’Ivan Sergeevič va recevoir sa première initiation. Il est affecté en 1833 à la représentation russe à Munich en surnuméraire (sverh štata).

Un an plus tard, il entreprend la rédaction d’un journal qui est une source précieuse pour son histoire personnelle. Ce journal, conservé dans les archives de la Bibliothèque slave, est tenu en français. L’original est encore inédit, mais une traduction en russe, effectuée par Richard Tempest de l’université de l’Illinois, a été publiée dans la revue Simvol (Symbole) en 19951 et reprise dans une édition à part à Moscou en 19962. Le journal de Gagarin court de 1834 à 1842, avec des interruptions notables. Il commence comme un carnet de bord, alors que l’apprenti diplomate accomplit avec quelques amis un voyage quasi initiatique dans cette Allemagne qui retient les regards de toute sa génération. Francfort-sur-le-Main, Wiesbaden, Ems, Coblence ; on poursuit par les Pays-Bas, Nimègue, Rotterdam, Amsterdam, puis retour sur Francfort, Weimar ; c’est ensuite la Bohème, Carsbald, Prague. Les notations sur les villes, les paysages, les personnes rencontrées s’entremêlent avec la poursuite d’un objectif d’approfondissement de la réflexion intellectuelle, historique et philosophique du jeune homme. Voici les premières lignes du journal :

Francfort-sur-le-Main, 25 mai 1834.
Je viens définitivement de me décider à jeter avec suite des idées sur le papier. Je veux m’habituer à consigner à peu près tous les jours quelques pensées. Avec le temps, mon développement intellectuel s’opère en moi sans que j’aie conscience de chacun de ses mouvements. C’est de la végétation, ce n’est pas de la vie. Il est temps de sortir de cet état passif pour prendre un rôle actif. Au lieu de subir des idées et de les admettre, réfléchir soi-même et en produire. Et jamais je ne saurais acquérir l’habitude de réfléchir, de penser, si je n’acquiers celle d’exprimer mes pensées. Voilà pourquoi je prends ce livre.

Le jeune prince dévore littéralement. Après la déclaration d’intention que je viens de lire, il énumère les ouvrages qu’il a lus en route depuis le 15 mai, donc en dix jours. En allemand, Von Pfizer, Briefwechsel zweyer Deutscher (sur la nécessaire restauration de l’unité allemande). Le voyage de Goethe sur les bords du Rhin en 1814 et 1815 ; sans doute en anglais, Journal des conversations de Lord Byron avec la comtesse de Blessington, paru en 1832, à moins qu’il n’ait pu se procurer la traduction française publiée en 1833 ; en français, Victor Cousin, Histoire de la philosophie au xviiie siècle (deux volumes) ; Balzac, Scènes de la vie parisienne ; les lettres de Napoléon à Joséphine (deux volumes, Paris, 1833).

Avec la part d’enthousiasme et de naïveté bien compréhensible à cet âge dans un caractère si richement doué, ce document, dès ses premières pages donne un aperçu de la stature du personnage. Quand il sera à Paris, à partir de 1838, à l’ambassade de Russie, en qualité de « secrétaire de collège » (kolležskij sekretar’ ), il fréquentera tout ce qui compte dans la vie mondaine, politique et culturelle de la capitale et en laissera des notations très précieuses pour l’historien d’aujourd’hui.

Mais pour l’histoire de la littérature russe, c’est à Munich que le prince Ivan Sergeevič lui apporte sa première contribution. Fedor Tjutčev, son aîné de onze ans, est également employé à la délégation de Russie. Entre eux naît une amitié très chaleureuse. Tjutčev écrit des vers pour le tiroir, car il est complètement dénué d’ambition littéraire. Mais dans la confiance il les communique à son jeune ami qui a littéralement le coup de foudre. Ces poésies, brèves pour la plupart, pleines de pudeur et de sensibilité méritent d’être connues. Au cours d’une mission à Saint-Pétersbourg en 1836, Gagarin montre à ses amis Petr Andreevič Vjazemskij et Vasilij Andreevič Žukovskij une quarantaine de poèmes de Tjutčev. Ils sont fascinés à leur tour et l’on décide de montrer les poèmes à Puškin :

Le surlendemain, écrit Gagarin à Tjutčev, Puškin en a pris également connaissance, je l’ai vu depuis, et il m’en a parlé avec une appréciation juste et bien sentie. Je suis heureux de pouvoir vous donner ces bonnes nouvelles.

C’est ainsi que dans le Sovremennik (Le Contemporain), que vient de fonder Puškin, paraissent, en 1836, trente-deux poèmes de Tjutčev. Ils ne sont signés que des initiales F. T. sous le titre laconique de « Poèmes envoyés d’Allemagne ». La gloire littéraire ne viendra pas de si tôt couronner l’auteur.

Gagarin en est peut-être indirectement responsable. Il a en effet, devant l’incurie éditoriale de son ami, demandé à Tjutčev de lui envoyer encore de ses œuvres qui dorment dans ses cartons. L’envoi est fait, accompagné de ces réflexions :

Pour en revenir à mes rimes, puisque c’est votre bien, vous en ferez tel usage qu’il vous plaira, sans exception ou réserve quelconque... Ce que je vous ai envoyé là n’est qu’une parcelle minime du tas que le temps avait amassé. Mais le sort ou plutôt quelque chose de providentiel en a fait justice. À mon retour de la Grèce, m’étant mis entre chien et loup à trier des papiers, j’ai mis au néant la majeure partie de mes élucubrations poétiques, et ce n’est que beaucoup plus tard que je m’en suis aperçu. J’en fus quelque peu contrarié dans le premier moment, mais je ne tardai pas à m’en consoler en pensant à l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie.

Malheureusement Puškin disparaît en 1837 et six ans plus tard le détenteur des autres poèmes entre au noviciat des jésuites. Les vers de Tjutčev seront sauvegardés, mais sous le boisseau, jusqu’à ce que Ivan Sergeevič Aksakov, époux de sa fille Anna, en retrouve la piste, trente-six ans plus tard. Le père Jean-Xavier Gagarin, comme le désigne depuis son noviciat le catalogue des jésuites de France, lui fait remettre tous les poèmes qu’il détient et lui en laisse l’entière disposition. Aksakov le remercie chaleureusement d’avoir soigneusement gardé cet héritage, malgré les avatars de son destin personnel et toutes ses pérégrinations.

Dans une lettre à Darja Tjutčeva, seconde fille du premier mariage du poète, il laisse charitablement entendre que le père jésuite (en français dans le texte) avait peut-être tout simplement oublié l’existence du précieux dépôt. Il en avait en tout cas dressé l’inventaire, deux listes conservées à la Bibliothèque slave, communiquées en 1978 à la rédaction de Literaturnoe Nasledstvo (Héritage littéraire) et reproduites dans le second des deux volumes consacrés à Tjutčev. Aksakov publia trente et un de ces poèmes en 1879. Retenons le double mérite de Gagarin d’avoir découvert et révélé à Puškin le poète inconnu et d’avoir fidèlement gardé son legs littéraire à l’heure où personne ne songeait sérieusement à le publier.

Autre éminent mérite de Gagarin, on lui doit la première publication des Lettres philosophiques de Petr Jakovlevič Čaadaev. Jeune étudiant, il avait fréquenté le philosophe, de vingt ans plus âgé que lui-même, et avait été très impressionné par ses réflexions politiques sur la place et le rôle de la Russie dans le monde. Dans une lettre à une dame russe, dont l’identité n’a malheureusement pas été établie, Gagarin déclare que l’influence de Čaadaev sur lui a été très grande, sinon décisive. La remarque est d’autant plus intéressante qu’au début de la même lettre il émet un jugement sévère sur lui :

Je place Čaadaev très haut comme intelligence ; malheureusement, ce n’était pas un homme complet, et son caractère n’était pas au niveau de son esprit. Représentez-vous Čaadaev conséquent avec lui, ce serait un confesseur de la foi, presque un martyr, mais il a plié devant l’orage [...].

Pourtant, les écrits de Čaadaev et particulièrement la première lettre philosophique ont touché Gagarin en un point fondamental, qu’il évoque fortement dans son journal : la vocation européenne de la Russie. Le 17 août 1834, il écrit de Prague :

Une force d’attraction entraîne la Russie vers l’Europe. Sa civilisation jeune et insuffisante encore la porte vers le centre de la civilisation européenne, à laquelle elle appartient et vers laquelle elle gravite comme une planète vers le soleil. Mais en même temps une force, que l’on pourrait appeler une force de dilatation, l’entraîne vers l’Asie. Peut-être que les pays qui l’avoisinent au midi et à l’est n’ayant point à lui opposer une civilisation plus compacte, plus énergique, plus puissante que la sienne, tendent à s’en faire absorber. Car, il ne faut pas le nier, la Russie en Asie est un apôtre de la civilisation européenne.

Le 26 septembre, toujours à Prague, c’est une véritable profession d’occidentalisme, mais exempte de tout dénigrement de sa Russie :

Oh, ma patrie ! Non, mon culte pour toi ne s’est pas éteint, il commence de nouveau à se réchauffer et à éclairer mon cœur, c’est à toi, ma patrie, que je vouerai ma vie et ma pensée. Mes études, mes travaux, mes fatigues, ma vie, tout te sera consacré.

Oh, Russie, la plus jeune des sœurs de la famille européenne, ton avenir est beau, il est grand ; il est digne de faire battre les plus nobles cœurs. Tu es forte et puissante à l’extérieur et tes ennemis te craignent, tes amis espèrent en toi, tu es pour un grand nombre un sujet d’espérance et de foi. Mais tu es jeune encore et sans expérience parmi les nations tes sœurs ; il est temps que tu ne sois pas regardée comme la cadette de la famille et que tu marches l’égale des autres, que ta minorité cesse et que tu deviennes aussi majeure. Que tu sois riche, éclairée, libre et heureuse ; car tu te fatigueras bientôt du bonheur des enfants au maillot, qui seront heureux quand ils peuvent dormir et téter le sein de leur nourrice. Ton esprit plus mûr demande déjà de plus graves occupations et tu demandes quel tribut nouveau tu apporteras dans le monde d’intelligence et d’activité de tes sœurs aînées. Car elles sont déjà et intelligentes et actives et le Ciel bénit leurs travaux. Toi, la plus jeune, tu avais été mise tout enfant en un pays étranger ; et là, faible et sans défense, tu eus beaucoup à supporter des habitants de ce pays là. Mais le signe de la puissance était sur ton front et tu fis de tes oppresseurs tes esclaves et tu rejoignis tes sœurs. Un des tiens, qui était des plus grands et des plus sages et des plus forts, alla chercher tes sœurs aînées, et il revint vers toi en te portant une bonne nouvelle. Depuis ce temps là, tu tendis la main à tes aînées et tu marchais où elles marchaient, mais elles étaient bien loin de toi et tu fus obligée de courir beaucoup pour les rejoindre, et tu cours encore et as laissé un grand espace derrière toi, mais il te reste encore à marcher, et il faut que tes fils marchent en avant et déblayent ton chemin de toutes les pierres et de toutes les ronces qui gênent ta route.

Quand Gagarin écrit ces lignes, le scandale de la première Lettre philosophique de Čaadaev n’a pas encore éclaté. Écrite en français, elle a été traduite en russe et paraît dans Teleskop (Le Télescope), en 1836. Mais cette lettre n’est que l’aboutissement d’une réflexion qui mûrit lentement. Dans un fragment situé entre 1828 et 1830 par les éditeurs du recueil Pierre Tchaadaev. Œuvres inédites ou rares3, on peut lire ceci :

On s’imagine avoir affaire à la France, à l’Angleterre. Sottise. C’est à la civilisation, à la civilisation tout entière que nous avons affaire, pas seulement aux résultats de cette civilisation, mais à cette civilisation elle-même, comme instrument, comme croyance, exercée, travaillée, perfectionnée par mille ans d’efforts laborieux. Voilà à qui nous avons affaire, nous qui datons d’hier, nous dont aucun organe n’a été encore suffisamment exercé ni développé, pas même la mémoire.

Dans un autre de ces textes, réfléchissant sur les destinées de la Russie, il écrit :

L’histoire de notre pays [...] n’a pas encore été assez racontée, cela n’empêche pas pourtant qu’on ne puisse la deviner. Une pensée plus forte, plus divinatoire que celle de Karamzine le fera un jour. Le peuple russe saura pour lors ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il n’est pas. Il se prend à cette heure pour un peuple comme un autre ; j’ai croyance qu’alors il sera effrayé de sa nullité morale ; qu’il apprendra que la providence ne l’a fait encore vivre que pour avoir en lui certain pouvoir dynamique dans le monde, et non encore pour l’y faire figurer intellectuellement.

La parenté des deux pensées est frappante, leurs auteurs se connaissent d’ailleurs et s’apprécient. Gagarin a fréquenté la maison de Čaadaev et leurs liens sont chaleureux. Dans sa préface à l’édition des Lettres philosophiques, Gagarin écrit :

J’ai connu et j’ai aimé Tchadaïef. En 1833, à Munich, le célèbre Schelling me parlait de lui comme l’un des hommes les plus remarquables qu’il eût rencontrés. Me trouvant à Moscou, en 1835, je m’empressai de me mettre en rapport avec lui et je n’eus pas de peine à me convaincre que Schelling ne m’avait rien dit de trop. Je pris l’habitude, toutes les fois que les circonstances me ramenaient à Moscou, de voir fréquemment cet homme éminent, et de causer longuement avec lui. Ces relations exercèrent sur mon avenir une puissante influence, et j’accomplis un devoir de reconnaissance en proclamant bien haut les obligations que je lui ai.

Dans une lettre du 1er octobre 1840 adressée à Gagarin, en poste à Paris, Čaadaev lui écrit :

Je recommande, cher Prince, à vos sympathies nationales et autres, M. Galachof, porteur de cette lettre. Vous trouverez, j’en suis persuadé, du plaisir à lui être utile. Il ne restera que peu de temps à Paris ; par conséquent, il n’abusera pas de votre patronage. Faites-le connaître, je vous prie, à Tourgenief et engagez le cher évaporé à s’agiter un peu en sa faveur.

C’est le ton de l’amitié et de la confiance.

Dans le débat qui domine en Russie la pensée philosophique et politique de ces années 1830-1840, Gagarin partage nettement avec Čaadaev une vision occidentaliste. Cela ne l’empêche pas de fréquenter, quand il se trouve en Russie, les cercles qui sympathisent avec les idées de Aleksej Homjakov et des slavophiles. En témoigne le propre cousin de Gagarin, de cinq ans plus jeune que lui, Jurij Fedorovič Samarin : « Gagarin était reçu avec faveur dans le petit cercle de ceux qui s’appelaient slavophiles ; son caractère communicatif et sa proximité jouaient en sa faveur et plaisaient à tous. » Ces mots, rapportés par le P. Pierling dans sa notice du Dictionnaire biographique russe sur Gagarin, exprimés au passé, trahissent la nostalgie d’une grande amitié qui se termina mal. On trouve un fidèle reflet de cette amitié dans la correspondance échangée entre 1838 et 1844 entre Ivan Sergeevič Gagarin et Jurij Fedorovič Samarin : onze lettres de Gagarin et vingt-quatre de Samarin, conservées aux archives de la Bibliothèque slave. Plusieurs d’entre elles avaient été publiées en russe dans la revue Simvol avant l’édition de l’ensemble en 2002 en un recueil préparé par François Rouleau et Serge Galievsky4. Gagarin est à l’époque tantôt en poste à Paris, tantôt de passage en Russie. Georges Samarin, comme il se prénomme lui-même, rédige une thèse sur les deux célèbres évêques de l’époque de Pierre le Grand, Stefan Javorskij et Feofan Prokopovič.

Les lettres de Samarin sont en général beaucoup plus développées que celles de son aîné, elles manifestent un esprit extraordinairement curieux, capable des enthousiasmes les plus vifs comme des réprobations les plus catégoriques. Il a en son cousin Ivan une immense confiance, qui donne souvent à ses épîtres l’allure de vraies confessions. Il exprime ses idées avec une hardiesse totale, disant qu’il est prêt à se rétracter si son interlocuteur lui prouve qu’il se fourvoie. Voici un échantillon de ce qu’il écrit en août ou septembre 1839 dans la troisième lettre de la collection dont je parle :

Voici donc mon ultimatum :
1) La religion chez les peuples n’est pas toujours la base de la civilisation ; elle ne l’a été qu’en Orient.
2) La civilisation de l’Occident est l’œuvre des races germaniques.
3) La Russie n’a rien à prendre à la civilisation de l’Occident.
4) La religion a eu son influence sur la civilisation de la Russie et son rôle est fini.
5) La Russie a un germe de civilisation à elle.
Maintenant que j’ai tout détruit il faudrait construire à la place, et c’est ici que je m’arrête avec l’aveu de mon insuffisance.

Gagarin écrit souvent plus sobrement, mais au fur et à mesure que le dialogue s’avance dans des questions proprement théologiques, il ne ménage pas son encre : ainsi dans sa lettre du 2 novembre 1842, où il examine la position de l’Église catholique sur la représentation du Christ par la personne du pape, pour prendre sa formulation.

D’une lettre à l’autre, on sent les positions s’accentuer et l’on en arrive aux toutes dernières lettres. Celle de décembre 1843, écrite par Samarin alors que Jean-Xavier Gagarin est déjà au noviciat de Saint-Acheul. Samarin a vu Rosset, l’un des Seize5, et ils ont évidemment parlé de l’ami lointain :

Après une demi-journée passée avec lui, j’ai fait la réflexion que tant que nous restons à nous deux, vous et moi en face l’un de l’autre, nous ne sommes frappés que de ce qu’il y a d’opposé dans nos convictions, mais que si nous nous trouvions en présence d’un tiers, nous nous sentirions rapprochés sur bien des questions très graves. Le fait seul que nous repoussons d’une manière absolue tout ce que nous ne professons pas, notre intolérance mutuelle, prouve que nous reconnaissons tous deux l’existence d’une vérité absolue et le devoir de la chercher et de lui rester fidèle quand on l’a trouvée.

Et voici un extrait de la dernière lettre, du 23 avril 1844 (Gagarin est jésuite) :

Cher ami,
Beaucoup de temps est passé depuis que s’est interrompue notre correspondance ; et voilà de nouveau, je te vois devant moi, de nouveau le souvenir de nos dernières conversations, de nos derniers adieux chez moi à la campagne m’a visité, et maintenant je sens comme tu m’es toujours proche, comme je t’aime ardemment. Dans quelques jours cette feuille de papier sera entre tes mains, probablement toi aussi tu vas te rappeler tant de choses, et pourtant mon Dieu, quel abîme nous sépare. [...] Si une prière qui provient d’une âme remplie de doutes peut être exaucée, alors je ne demande qu’une seule chose pour toi : que jamais ne vacillent tes convictions, que ne te manque pas la force d’en haut et qu’elle donne la paix et la sérénité à ton âme, cette force à laquelle tu t’es donné [...]. Mais surtout : si jamais un jour elle venait à te manquer, si disparaît à tes yeux l’objet de ta foi et de ton amour, si tu entends de l’autre côté l’appel de la vérité et la voix de la vérité éternelle, oh alors, que ne te manquent pas les nobles forces de ton âme, que ne triomphent pas les forces des ténèbres : l’obstination, l’orgueil, la honte de soi, qu’ils ne t’enchaînent pas au mensonge reconnu, qu’ils ne tuent pas en toi les élans vers la vérité reconnue et de nouveau découverte.
Pour toi, je ne puis rien d’autre.

La grande rupture est accomplie entre les deux amis de toujours. Mais surtout, le grand tournant a été pris dans la vie du prince Gagarin. Paradoxalement, son journal, plein de notations très personnelles, ne laisse guère deviner le dénouement assez abrupt de cette vie de jeune diplomate à qui tout réussissait. Mais des lettres à des proches, des notes personnelles plus tardives laissent entrevoir quelques-uns des facteurs qui déterminèrent son évolution. Sur le plan des convictions, une des dernières lettres à Samarin nous donne quelque lumière sur ce point :

Cher ami, écrit-il, on m’a envoyé le dernier ouvrage de Mr. Muravjev6. Je me suis grandement réjoui de sa parution, espérant y trouver la solution de tous mes doutes et la réfutation solennelle de l’enseignement de l’Église romaine. Mais au contraire, plus je le lis, plus je pénètre son sens, plus convaincantes me paraissent les preuves apportées par les Latins en faveur de leur Église.

Ces lignes sont écrites deux mois avant que le jeune prince fasse le pas vers le catholicisme. Cela semblerait dire qu’il était encore en recherche et plutôt encore attaché à sa foi première lorsqu’il lut cet ouvrage. À plusieurs reprises, en tout cas, il reviendra sur cette influence décisive du livre de Andrej Ivan Murav’ev. Kireevskij, écrivant à Gagarin le 10/22 septembre 1842 reprend mot pour mot la formule de la lettre à Samarin que nous venons de citer. Aleksandr Turgenev pour sa part confirme que « les écrits du métropolite Filaret et de Muraviev n’ont pas peu concouru à sa conversion ». Gagarin lui-même dit que c’est Čaadaev qui lui a donné la première impulsion et que Filaret et Murav’ev ont fait le reste. Mais d’autres facteurs ont incontestablement contribué à le conduire jusqu’à son choix du catholicisme.

Pendant tout son séjour à Paris, de 1838 à l’été 1843, Ivan Sergeevič a fréquenté assidûment le salon de Sof’ja Petrovna Svečina, à laquelle il était apparenté. Elle tenait, au numéro 5 de la rue Saint-Dominique, un salon où se retrouvait toute une société très variée, des Russes, mais beaucoup de Français et d’étrangers. On y parlait littérature, politique, arts, musique avec une grande liberté. L’hôtesse s’était convertie au catholicisme, conversion profonde, nullement entachée de quelque étroitesse et bigoterie que ce fût et sans prêcher nullement, elle avait un très grand rayonnement. Le comte Albert de Falloux qui a été le confident de Sof’ja Petrovna Svečina jusqu’au dernier jour, a écrit sa vie et publié sa correspondance et ses notes spirituelles, se prononce ainsi :

On s’est souvent demandé quelle part avait eue Mme Swetchine à ces deux graves déterminations (la conversion et la vocation religieuse) de son jeune ami ; je crois pouvoir, en pleine connaissance, résumer la réponse en deux mots : par son salon, par l’ensemble de sa vie, une très grande ; par son intervention personnelle, par sa coopération directe, aucune. En arrivant en France, le prince Gagarin savait, comme beaucoup de Russes, que l’Église catholique et la Papauté avaient joué un très grand rôle dans l’Histoire ; mais comme beaucoup de ses compatriotes aussi, il se figurait que ces grandes institutions étaient frappées de mort, et qu’un petit nombre seulement d’esprits attardés continuaient, par habitude et par routine, à se dire et à se croire catholiques. Le salon de Mme Swetchine vint lui révéler tout le contraire. Il y découvrit, à sa grande surprise, que le catholicisme, en tant que doctrine, était bien vivant encore et librement accepté par des intelligences qui n’étaient ni endormies, ni asservies.

Quant à son entrée dans la Compagnie de Jésus, voici ce qu’il en dit lui-même dans une lettre du 18 janvier 1866 à son ami d’autrefois, Jurij Samarin, qui le tient pour « obsédé » par les jésuites :

Je n’ai pas été converti par les jésuites. Je dois le principe de ma conversion à Čaadaev ; Mouraviev a consommé l’œuvre par son livre La vérité de l’Église universelle. Les jésuites ne m’ont nullement obsédé ; mais une fois décidé à me faire catholique, il m’a fallu entrer en relation avec un prêtre de cette église. Je n’en connaissais aucun ; je ne consultai personne, je faisais mes affaires moi-même. Je me mis à fréquenter les églises et à écouter les sermons. Le prêtre qui m’inspira le plus de confiance fut un jésuite, le P. de Ravignan. Je m’adressai à lui ; mais lorsque je franchis pour la première fois le seuil de la maison des jésuites, tout était décidé.

Cette décision était lourde de conséquences. Lorsqu’elle fut mise à exécution, une lourde barrière s’abattit entre le prince Gagarine et le monde où il était né. Il en était banni à jamais. Il renonçait à son patrimoine et aux trois mille serfs de ses terres. Ce n’était pas seulement sa terre natale dans sa réalité matérielle que Gagarin quittait en revenant de son dernier voyage à Moscou l’été 1842. C’étaient ses liens les plus chers qu’il fallait rompre avec sa famille, son père qui, sur son lit de mort, s’opposerait même à ce qu’on laisse son fils venir à son chevet, par une faveur exceptionnelle de l’empereur. Mais aussi tous ses amis d’étude et les compagnons de ses quêtes philosophiques et politiques. C’était tout un monde profondément enraciné dans la tradition de l’Église d’Orient auquel il devenait étranger. Son geste éveillait la tristesse, l’incompréhension et parfois l’indignation, à la mesure des sympathies et des espoirs qu’il avait éveillés.

Après deux ans passés au noviciat de Saint-Acheul, près d’Amiens (1843-1845) et bien qu’il eût déjà acquis une culture littéraire, philosophique et théologique très appréciable, Jean-Xavier Gagarin n’en suit pas moins, avec des aménagements, le cursus classique d’un étudiant jésuite d’alors. On peut légitimement imaginer que pendant ces années, son esprit a continué à réfléchir sur l’avenir de cette Russie qu’il n’a pas cessé d’aimer avec passion, nourrissant le rêve de la voir revenir dans le cercle des nations européennes. Il est ordonné prêtre à Laval, en 1848.

À peine achevé le cursus universitaire prévu par l’ordre des jésuites, le P. Gagarin se rend à Rome sur l’invitation du P. Général, P. Pierre Beckx. Celui-ci entre dans ses vues et adresse au P. Provincial de France une lettre esquissant tout un programme d’action intellectuelle orienté vers la Russie. Il s’agit d’abord de rassembler une documentation qui éclaire largement pour un public occidental les réalités russes et les relations entre l’Occident et cette Russie et ensuite, de publier des études sur l’histoire, la philosophie et la religion de ce continent presque inconnu. Pour entreprendre et mener à bien ce travail, il faut des hommes. Pour l’heure, le P. Gagarin est à pied d’œuvre et deux autres jésuites russes, lui seront associés, le P. Ivan Martynov et le P. Evgenij Balabin.

Cette lettre du P. Général est un peu l’acte de naissance à la fois de la future revue Études et de ce qui deviendra la Bibliothèque slave de Paris, après avoir reçu diverses appellations, Musée slave, Œuvre des saints Cyrille et Méthode. Le mérite principal des compagnons donnés au P. Gagarin est d’avoir peu à peu constitué, en fonction des travaux qu’ils poursuivaient, la collection documentaire unique maintenant conservée à Lyon. C’est vrai du P. Martynov, spécialiste des questions religieuses ; c’est encore plus vrai d’un collaborateur venu plus tardivement rejoindre l’équipe, le P. Paul Pierling, un authentique historien, qui travailla à la Bibliothèque slave de 1877 à 1922. Ses relations épistolaires avec les slavistes, de Russie et de l’étranger, dont témoigne une imposante collection de lettres, lui permirent d’enrichir considérablement le fonds.

Le premier fruit de ces projets éditoriaux est la publication en 1856 d’une brochure du P. Gagarin, La Russie sera-t-elle catholique ? On ne peut imaginer titre plus provocateur. Le livre est écrit en français ; il sera bientôt traduit en russe par un autre jésuite russe, le P. Ivan Martynov, avec un titre moins agressif et finalement plus conforme à l’espérance de Gagarin : De la réconciliation de l’Église russe avec celle de Rome (O primirenii Russkoj Cerkvi s Rimskoju), qui parut en 1858.

Dans la préface, Gagarin salue l’avènement d’Alexandre II l’année précédente. Dans le manifeste où l’empereur annonce la signature du traité de Paris qui met fin à la guerre de Crimée, le jésuite déchiffre des signes prometteurs d’une nouvelle ère dans l’histoire de son pays. Il relève ce vœu, que l’empereur présente comme celui qui est le plus cher :

Puisse la lumière salutaire de la foi, en éclairant les esprits, en fortifiant les cœurs, conserver et améliorer de plus en plus la moralité publique, qui est le gage le plus sûr de l’ordre et du bonheur !

Et Gagarin de justifier son propos :

Ce programme d’un nouveau règne est venu me trouver dans l’exil. Mais l’exil ne brise pas les liens qui rattachent le cœur à la patrie. [...] La pensée qui m’occupe uniquement depuis ma jeunesse et à laquelle j’ai dévoué toute ma vie, s’est présentée à mon esprit plus vivante et plus belle que jamais. Il m’a semblé que l’heure qui la verrait se réaliser approchait. [...] La civilisation, la justice, la clémence, le règne des lois, la morale publique, et tout cela appuyé sur la foi qui éclaire les esprits et fortifie les cœurs, nous ne trouverons pas tous ces biens dans une imitation servile et violente des institutions, des mœurs et des lois des nations étrangères ; ni dans un retour factice vers la barbarie de nos aïeux ; il faut chercher une transaction libre et intelligente qui concilie les justes exigences de la civilisation universelle et de l’esprit national.

Ainsi Gagarin se tient à distance des deux tendances qui ont polarisé la Russie de ses trente ans. Mais c’est pour proposer une solution qui ne manque pas d’audace :

Depuis des siècles, l’Église de Russie est en guerre avec le Saint-Siège, il faut que la paix soit signée, mais une paix honorable et avantageuse pour tous. En gardant ses rites vénérables, sa discipline antique, sa liturgie nationale et sa physionomie propre, l’Église russe peut rentrer dans le concert de l’Église universelle.

Gagarin connaît bien les obstacles que rencontrerait un tel propos ; il n’en énonce pas moins son espérance : « Lorsque le Pape, l’Empereur de Russie et l’Église russe, représentée par ses évêques ou par son synode, se seront entendus, qui pourra empêcher la réconciliation de s’accomplir ? » L’ouvrage expose les données qu’il faut prendre en compte pour avancer vers une solution. La place que tient le rite dans la vie religieuse des Russes ; les relations particulières qui règnent entre l’Église et l’État ; la situation précaire du clergé. Le dernier chapitre s’intitule : « Catholicisme ou révolution ». Sous ses allures de provocation, il montre que Gagarin, dans son exil, ne s’illusionne pas sur les risques d’explosion sociale qu’entretient un régime comme celui qui vient de s’achever avec la mort de Nicolas ; mais que l’unique remède soit l’entrée de l’Église russe dans la communion de Rome, c’est son acte de foi personnel qu’il ne sera pas facile de faire partager à ses compatriotes.

Nous apprenons par une lettre du P. Ambroise Rubillon, assistant à Rome du P. Général pour la France, datée du 6 juillet 1856, que Gagarin projette de faire parvenir un exemplaire de son livre à Alexandre II. On ne sait trop ce qu’il faut admirer le plus, de l’audace du néophyte ou de la fierté du prince, pourtant banni de sa patrie. En tous cas, le P. Assistant transmet les consignes de modération du supérieur général :

Il a réfléchi à l’envoi de votre brochure accompagnée d’une lettre au confesseur et à son pénitent [Alexandre II]. Il serait heureux que le chapelain ou quelque autre de l’ambassade voulût se charger de cet envoi ; mais que vous le fassiez vous-même, cela lui paraît prématuré, pour ne rien dire de plus. Si mesurée, si bienveillante qu’elle soit dans sa forme, pour le fond cette brochure dit à Alexandre : changez de religion, abdiquez le pouvoir suprême que vous exercez dans l’ordre spirituel qui ne vous appartient pas. Et bien que vous, exilé pour avoir changé de religion, vous adressiez ce livre avec une lettre à l’Empereur, cela me semble vraiment trop hardi et trop prématuré et l’empereur peut se prononcer contre votre personne et contre votre thèse d’une manière à compromettre un bien à venir, que des procédés mieux ménagés rendent possibles. Notre Père a trouvé que c’était trop ; mais il serait très content que quelqu’un, de l’ambassade surtout, fît cet envoi en son nom ; il pourrait dire que, si vous ne le faites pas vous-même, c’est pour ne pas être indiscret.

La brochure soulève immédiatement un très grand intérêt. Dès l’année suivante elle est traduite en allemand et en espagnol et les échos se multiplient en Russie, en France, en Allemagne et en Angleterre. Toute une littérature polémique se développe autour du livre et son auteur. Parmi les Russes qui leur consacrent articles, brochures et livres on peut relever les noms de Homjakov, Kireevskij, Murav’ev, de Baranovskij, Suškov. L’archiprêtre Ioann Konstantinovič Jakontov, professeur de théologie à l’Académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg, publie d’abord deux lettres dans Russkaja Beseda (Conversation russe), puis regroupe dans un volume dix articles de réfutation hargneuse du livret de Gagarin. L’exemplaire personnel du jésuite porte en marge de légers coups de crayon bleu, là où les assertions semblent l’avoir le plus touché. Il fut surtout affecté par les cinq lettres contre les jésuites que son ancien ami Samarin adressa en 1860 au P. Martynov, engagé dans des débats aigus avec Aksakov et la revue des slavophiles Den’ (Le Jour) que ce dernier dirigeait. Après longue réflexion, Gagarin estima nécessaire de répondre dans une lettre du 18 janvier 1866, adressée aux journaux et qu’il conclut ainsi :

Une seule chose m’a fait de la peine, c’est que ces articles sont signés de votre nom. D’après toute ma lettre, vous pouvez vous convaincre que je ne ressens pas d’irritation et que je suis toujours prêt à vous tendre la main. Vos attaques ne sauraient effacer en moi le souvenir de notre ancienne amitié. Soyez-en persuadé.

Tandis que la brochure se répand et éveille des échos très divers, Jean-Xavier Gagarin commence avec un confrère jésuite français, le P. Charles Daniel, la série des Études de théologie, de philosophie et d’histoire. Le premier volume s’ouvre par une longue étude de Gagarin sur « L’enseignement de la théologie dans l’Église russe ». Il publiera par la suite un article sur les starovières, les Vieux-Croyants. D’autres auteurs apporteront leur contribution, comme le P. Victor de Buck, bollandiste, dans le second volume de 1857, avec son article « Les origines catholiques de l’Église russe jusqu’au xiie siècle ». Dans cette formule initiale, pour des raisons diverses, le projet d’une publication principalement tournée vers l’Orient ne tiendra pas très longtemps. Le public et sans doute aussi les éditeurs jésuites français réclament une thématique plus large et les Études deviendront en quelques années une revue d’intérêt général. Elle est, au début, proche des catholiques libéraux.

Gagarin le sait bien : les hostilités qui séparent le monde qu’il a quitté de celui où il vient d’entrer reposent essentiellement sur une ignorance réciproque extrême. Plutôt que s’épuiser en vaines disputes, il faut tout mettre en œuvre pour faire communiquer ces deux univers intellectuels, culturels, religieux. Ce sera désormais le souci constant du transfuge et la source d’innombrables initiatives, écrits, conférences, entreprises spirituelles, voyages dans l’Orient qui lui reste ouvert.

Alors que la guerre de Crimée s’achève juste, il lance avec le mathématicien Augustin Cauchy l’œuvre des petites écoles d’Orient, qui deviendra avec Mgr Charles Lavigerie l’Œuvre d’Orient. Il s’agit d’assurer l’éducation de jeunes chrétiens dans cette zone d’influences mêlées ; avec le baron allemand August von Haxthausen, il fonde le Petrusverein, œuvre dévouée à l’union des Églises d’Orient et d’Occident. Il est invité en 1859 à accompagner un pèlerinage en Terre Sainte. Au retour, il rédige pour les Études un article intitulé « Trois mois en Orient ». C’est le début d’une action centrée sur le Proche-Orient ; il fait plusieurs séjours prolongés en Syrie et au Liban. Il entreprend l’étude de l’arabe, mais aussi du bulgare. Il prêche à Beyrouth. Sa santé ne lui permettra pas de prolonger longtemps son travail dans cette direction, mais l’intérêt qu’il porte à l’est du bassin méditerranéen montre bien la largeur de ses horizons. Il n’est pas seulement préoccupé de l’avenir spirituel de sa Russie natale ; il est hanté par la vision de l’abîme qui coupe en deux le monde chrétien.

À Paris, où il réside habituellement, il a gardé des liens étroits avec la petite colonie russe qui fréquentait le salon de sa tante Sof’ja Petrovna Svečina, décédée en septembre 1857. Parmi ces émigrés, il y a de grands noms, Avgustin Golicyn, les Turgenev - Nikolaj et surtout Aleksandr -, le comte Grigorij Šuvalov, catholique qui entra dans l’ordre des Barnabites. Il entretient une correspondance nourrie avec deux autres prêtres catholiques russes, Vladimir Pečerin et Leontij Pavlovič Nikolai, aide de camp général dans l’armée russe, adversaire de l’imam Chamil au Caucase, luthérien, converti au catholicisme et qui passa les quatorze dernières années de sa vie à la Grande Chartreuse. Les lettres reçues par Gagarine montrent à quel point ces hommes sont restés attachés à la patrie russe et avec quelle attention ils suivent les péripéties politiques qui s’y déroulent.

En Russie également, Gagarin est resté dans bien des mémoires. Il n’est pas rare que des voyageurs profitent de leur séjour en France pour aller le saluer. En 1875, Nikolaj Leskov, sur les instances d’Aksakov, le rencontre plusieurs fois à Paris. Les archives de la Bibliothèque slave gardent une quinzaine de lettres et de billets échangés par les deux hommes pendant le séjour de Leskov et bien entendu des visites. Comme Leskov est fonctionnaire au ministère de l’Instruction publique, Jean-Xavier Gagarin lui fait visiter deux des collèges de jésuites de Paris. Leskov, qui connaît bien le monde ecclésiastique de Russie, pose des questions sur l’actualité religieuse : il est à Paris quand l’archevêque pose la première pierre de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Voilà un culte étrange pour un orthodoxe et Leskov le dit net. Gagarin essaie d’en rendre compte à son interlocuteur. Même si l’on ne s’entend pas sur certains points, les relations sont courtoises.

Mais il y a aussi en Russie des ennemis irréductibles du prince et de ce qu’il représente comme prêtre catholique et comme jésuite. On voit brusquement ressurgir des bruits autour du libelle infâmant adressé à Puškin et qui aboutirent à son duel avec Georges d’Anthès. En 1863, une brochure russe écrite par A. N. Ammosov, « Derniers jours de la vie d’A. S. Puškin », accuse le prince Petr Dolgorukov d’être l’auteur du fameux « diplôme » et ajoute que Gagarin avait été complice. Ils étaient effectivement très liés et en 1836 et 1837 partageaient le même appartement. Dolgorukov, qui se trouve à Londres, adresse au rédacteur du Sovremennik, le 12 juillet 1863, une protestation formelle et circonstanciée en exigeant son insertion dans la prochaine livraison de sa revue. Quatre jours plus tard, il écrit au P. Gagarin pour le mettre au courant de sa réaction et le presser de se manifester lui aussi. Gagarin ne se presse pas, mais comme le bruit augmente en Russie, sur les instances de Nikolaj Trubeckoj, il se décide à rompre le silence. Sa longue réponse datée du 6 juin 1865 porte la trace évidente d’une blessure encore vive, vingt-huit ans après les faits qu’on lui reproche. Elle sera publiée dans les Birževye Vedomosti (Les nouvelles de la Bourse) et reproduit dans les Russkij Arxiv (Archives russes). On y apprend, au détour d’une phrase que dans la surprise et l’incompréhension qu’a provoquées son entrée chez les jésuites, certains esprits malveillants sont allés imaginer qu’il avait accompli ce geste dans la honte et le remords d’avoir trempé dans l’affaire du libelle assassin. Celle-ci trouvera encore des échos malveillants, et jusque très avant dans le xxe siècle.

En tout cas, ces événements atteignent Gagarin à un moment où sa santé commence à l’inquiéter et où le découragement semblerait le gagner. Les plans se sont multipliés dans la tête ardente du prince exilé. Puisque les Études sont passées entre les mains des jésuites français, pourquoi ne pas entreprendre une revue en russe. Paraîtront quelques fascicules d’un Kirillo-mefodievskij sbornik (Recueil Cyrille et Méthode) dont la diffusion restera très limitée. Le souvenir du collège tenu par les jésuites à Saint-Pétersbourg du temps de Paul Ier suggère au P. Gagarin l’idée de faire reprendre le projet en Russie, évidemment par d’autres que lui ou peut-être à Constantinople. À Rome, l’assistant du général se dit favorable à cette perspective, mais la réalisation ne suivra pas. Au Proche-Orient, Gagarin a fait la connaissance d’un groupe de séminaristes bulgares et c’est même à la suite de cela qu’il s’est mis alors à l’étude de la langue. Ne faudrait-il pas ouvrir un collège pour eux ? Le P. Pierling, qui fut aux côtés de Gagarin pendant les six dernières années de sa vie et prit sa relève à la tête de la Bibliothèque slave, exprime son regret, dans la notice du Dictionnaire biographique russe consacrée à son compagnon, qu’il ait finalement moins réalisé de choses qu’on aurait pu s’y attendre de la part d’un être aussi doué. Il entreprenait, s’enthousiasmait, mais avait tendance à passer d’un sujet à un autre.

Mais il y a sans doute une autre explication. Le P. Gagarin était l’objet d’innombrables sollicitations de la part de ses compatriotes, de Russie, particulièrement de ceux qui avaient, comme lui, opté pour le catholicisme et qui voyaient se poser les même questions que lui. Il y avait aussi les Russes vivant hors des frontières et qui lui demandaient aide et conseil ; en témoigne la très abondante correspondance conservée aux archives. Citons quelques grands noms russes : Élizabeth Mejendorf, Natalia Naryškina, Leonid Menšikov, Dmitrij Buturlin ; et la foule des autres (211 lettres de la Princesse Léonille de Sayn-Wittgenstein, 166 d’Ol’ga Smirnova).

Gagarin garde un contact étroit avec les membres de la minuscule communauté des jésuites russes qui sont souvent en déplacement pour leurs recherches ou leurs ministères. Le petit groupe vit d’ailleurs dans des conditions précaires. Il change d’implantation, passe de Paris à Versailles, puis revient à Paris à la veille de la dispersion des religieux de la Compagnie de Jésus décrétée en 1880. Les Pères vont alors mener une vie nomade, au gré des hébergements offerts par des familles amies dans deux appartements de la rue de Rivoli. La bibliothèque est toujours à la résidence de la rue de Sèvres, sous surveillance. Le P. Gagarin et le P. Balabin vont y travailler à tour de rôle, prenant la précaution parfois de s’y rendre en vêtements civils. Finalement, on décide de transporter les livres dans la charrette à bras du relieur et, à raison d’un voyage par jour, la bibliothèque se reconstitue ainsi rue de Rivoli.

En 1881, le P. Pierling revient d’un long séjour romain. Les deux premiers directeurs de la Bibliothèque slave n’auront pas le loisir d’une longue collaboration. Le 17 juillet 1882, le P. Gagarin meurt subitement, sans que rien n’ait fait prévoir ce dénouement.

C’est une destinée singulière qui arrive ainsi à son terme. On peut mesurer le chemin parcouru depuis l’enfance et la jeunesse écoulée dans la meilleure noblesse de Russie, la vie passionnante d’un jeune diplomate dans les cercles choisis de Bavière, d’Autriche, de France jusqu’à ce choix pour le catholicisme et l’entrée dans cet ordre honni des jésuites. C’est au nom d’une conviction inébranlable qu’Ivan Sergeevič Gagarin a pris cette route. Qu’il y ait eu dans ses options une part d’utopie, qui pourrait le lui reprocher ? Nous savons bien aujourd’hui combien il est difficile de faire se rencontrer ces deux mondes de l’Orient et de l’Occident et nous savons aussi combien les facteurs purement religieux ont de part dans cette difficulté. Cela fut une évidence pour le jésuite Gagarin, voici cent cinquante ans. Il nous semble en fin de compte que l’histoire a été ingrate envers l’exilé volontaire. Pour des raisons compréhensibles, la figure de Gagarin a été victime en Russie d’une conspiration du silence. Dans la France, où il a vécu plus de la moitié de sa vie, aucun ouvrage biographique digne de ce nom n’a été rédigé sur lui. Se trouvera-t-il un jeune chercheur pour se laisser tenter et réparer cette injustice ? Il y aurait matière à une belle étude.

 

Notes

1 R. Tempest, « Introduction, traductions et notes », Simvol, n° 34, 1995, p. 227-355.
2 I. S. Gagarin, Dnevnik. Zapiski o moej žizni. Perepiska (Mémoires sur ma vie. Correspondance), traduit du français et commenté par R. Tempest, Moscou, Les langues de la culture russe, 1996.
3 Pierre Tchaadaev, Œuvres inédites ou rares, Meudon, Simvol, 1990.
4 I. Gagarine, G. Samarine, Correspondance 1783-1842, « Introduction » F. Rouleau, « Préface » S. Galievsky, Meudon, Plamja, 2002.
5 Grâce à une lettre de Franciszek Kzawery Korczak-Branicki au P. Gagarin, nous connaissons la plupart des noms de ce groupe des « Seize », auquel tous deux avaient appartenu : Mihail Lermontov, Petr Dolgoroukov (Bancal), Mongo Stolypin, Sergej Dolgorouki, Andrej Šouvalov, Petr Valuev, Jurij Samarin, Gervais, Frederiks, Rosset. Camarades d’université ou compagnons d’armes au Caucase, on les trouve en 1839 à Saint-Pétersboug, menant joyeuse vie où les soirées au théâtre ou bal se poursuivaient tard dans la nuit en des conversations sur tous les sujets brûlants, « comme si la Troisième section de la chancellerie impériale n’existait pas ». Voir Paul Pierling, Le prince Gagarine et ses amis, 1814-1882, Paris, Beauchesne, 1996, chap. VI.
6 A. Murav’ev, Pravda vselenskoj cerkvi o Rimskoj i pročih patriarših kafedrah (Vérité de l’Église universelle sur celle de Rome et les autres sièges patriarcaux), Saint-Pétersbourg, 1841.

 

Pour citer cet article : René Marichal, «  Ivan Sergeevič Gagarin, fondateur de la Bibliothèque slave », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=57