Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

Les dernières années de la vie de Sénac de Meilhan (1801-1803), d’après sa correspondance inédite avec le comte Razumovskij et le prince de Ligne

 

 

Les dernières années de la vie de Sénac de Meilhan (1801-1803),
d’après sa correspondance inédite avec le comte Razumovskij
et le prince de Ligne

 

Alexandre STROEV
Université de Bretagne Occidentale

 

En 1790, Gabriel Sénac de Meilhan, écrivain et homme d’État, quitte la France révolutionnaire. En 1791, après un court séjour en Russie, il s’installe en Allemagne et, ensuite à Vienne. Cette dernière période de sa vie est la moins connue ; les sources russes apportent des éléments qui aident à la reconstruire.

En 1792 et 1793, à Vienne, Sénac de Meilhan multiplie des projets politiques, envoyés à Catherine II, au prince Kaunitz et aux Princes en exils. Il voudrait être intermédiaire entre les émigrés français et les monarques européens, il aspire à un poste diplomatique qui le placerait au-dessus des autres ambassadeurs dont il coordonnerait l’activité. Dans une lettre inédite à Catherine II, il vise, sans le dire ouvertement, la place du ministre russe à Vienne, occupé par le comte Andrej Razumovskij et traite ce dernier avec une certaine condescendance.

Pendant le second séjour viennois, tout change radicalement. Comme d’autres émigrés, protégés jadis par Catherine II, Sénac de Meilhan demande et redemande de l’aide à Alexandre Ier. Pour obtenir une somme forfaitaire ou le rétablissement de sa pension, annulée par Paul Ier, l’écrivain recourt à la protection de son vieil ami, le prince de Ligne, et à celle de l’ambassadeur, le comte Razumovskij. Leur correspondance se présente comme un petit roman épistolaire sentimental, sorte de suite de son roman L’Émigré (1797). Presque toutes les dates de lettres manquent ; néanmoins, la chronologie intérieure permet de rétablir les étapes de l’intrigue et la chute imprévue. Pour charmer ses correspondants, Sénac de Meilhan multiplie ses masques : écrivain, financier, historien, homme mondain, ami sensible, tendre père, pauvre malade. Il implore, envoie des analyses économiques et des œuvres littéraires, promet de continuer la rédaction de l’histoire de la Russie, et, à plusieurs reprises, recourt au chantage : il menace de vendre les papiers de l’impératrice Catherine II qui sont en sa possession, ses lettres et écrits historiques. Après le refus net d’Alexandre Ier, le romancier sort sa dernière carte : il présente une ébauche de prosopopée de Catherine II, adressée à son petit-fils. Cela ne l’empêche pas de préparer son retour éventuel en France, de venir à Paris, d’écrire à Fouchet, à Talleyrand et à Bonaparte pour demander d’être radié officiellement de la liste des émigrés. Sénac de Meilhan tente de profiter en même temps des secours de ses deux fils, l’aîné qui vit à Saint-Pétersbourg et le cadet qui est resté à Paris. La mort tragique du fils cadet oblige Sénac de Meilhan à revenir à Vienne. L’heureuse nouvelle d’une aide impériale qui tire l’écrivain de la pauvreté arrive trop tard, quelques semaines avant son décès.

L’analyse littéraire, historique et sociopsychologique de cette correspondance, sa comparaison avec d’autres lettres analogues, notamment avec celles de Frédérique Melchior Grimm, permet de reconstruire la vie des émigrés français, les modèles de leur comportement et leurs stratégies épistolaires.

 



Alexandre Stroev

Alexandre Stroev est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’université de Bretagne Occidentale.

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Publications récentes :

Ériger une République souveraine, libre et indépendante (Mémoires de Charles-Leopold Andreu de Bilistein sur la Moldavie et la Valachie au XVIIIe siècle) (en collaboration avec I. Mihaila), Bucarest, Editure Roza Vânturilor, 2001.

Les Aventuriers des Lumières, trad., Paris, PUF, 1997 ; Moscou, NLO, 1998.

Livre et lecture en Russie, Paris, IMEC Éditions-Éditions de la MSH, 1996.

Voltaire et la Russie (en russe ; en collaboration avec A. Mikhaïlov), Moscou, Nasledie, 1999.