Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

Le mal du pays dans la poésie de l’émigration russe : Marina Cvetaeva et Vlaladimir Nabokov

 

 

Le mal du pays dans la poésie de l’émigration russe :
Marina Cvetaeva et Vladimir Nabokov

 

Ludmila KASTLER
Université Grenoble II-Stendhal

 

« Le grand exode en terre étrangère » (Velikij vyxod na čužbinu, V. Nabokov) a soumis des milliers de gens à de rudes épreuves de survie physique et psychologique. Beaucoup de Russes ont ressenti la séparation d’avec le sol natal comme un drame, pour ne pas dire une tragédie. Ce n’est pas un hasard si le thème de la nostalgie, du mal du pays s’avère très récurrent chez les poètes de l’émigration russe.

Nous avons choisi deux poètes dont le discours poétique sur la Russie nous semble surtout significatif, à savoir Marina Cvetaeva et Vladimir Nabokov. Leur destin a pris des tours divergents : chez l’une, la solitude tragique dans l’émigration, un retour inopiné en Russie soviétique qui s’est terminé par un suicide, chez l’autre, une adaptation réussie à l’étranger et un parfait cosmopolitisme.

Ce qui les rapproche, c’est une sensation très aiguë de la Russie perdue qui se manifeste sous les apparences les plus diverses, souvent contradictoires : de la nostalgie insurmontable jusqu’à la négation totale non seulement de leur patrie, mais aussi de leur langue maternelle (voir « La Torche » et « Le mal du pays » chez Cvetaeva ; « À la Russie » et « Qu’importe » chez Nabokov).

 

Les positions politiques auxquelles adhéraient les deux poètes ont parfois coïncidé pour ensuite se séparer. Cvetaeva qui avait été au lendemain de la guerre civile le chantre de la « Vendée russe », elle-même dans l’émigration, ne pouvait se soustraire aux incidences des orientations eurasistes de son mari. Finalement, elle écrit un cycle de poèmes intitulé « À mon fils » (1932), dans lesquels elle se rallie au nouveau nom que s’est donné la Russie, désormais l’URSS, avec la conclusion que son fils doit retourner dans son pays. Dans le poème « Čeljuskincy » (1934), consacré aux héros du navire « Tchéliouskine » coincé dans les glaces, son imagination poétique cède à l’exaltation pour crier avec défi au-delà de toute force : « ...Segodnja - da zdravstvuet / Sovetskij Sojuz ! / Za vas každym muskulom / Deržusʹ i goržusʹ : / Čeljuskincy - russkie ! » - « ...En ce jour - vive / l’Union soviétique ! / Je tiens à vous par tous mes muscles / Et je suis, fière de vous : / Les Tchéliouskine sont russes ! » (trad. V. Lossky).

La position de Nabokov est tout autre : il n’a jamais identifié la Russie avec l’URSS. Il écrit en 1944, donc en pleine guerre, des paroles tout à fait intransigeantes : « Kakim by polotnom batalʹnym ni javljalasʹ / sovetsklaja susal’nejšaja Rusʹ, / kakoj by žalostʹju duša ni napolnjalasʹ, / ne poklonjusʹ, ne primirjusʹ / so vseju merzostʹju, žestokostʹju i skukoj / nemogo rabstva - net, o net... » - « Qu’importe la couleur épique / dont se pare aujourd’hui le clinquant des Soviets, / qu’importe si mon âme éclate de pitié : / Je ne céderai pas, je veux haïr sans trêve / la hideur, la cruauté, le poids / de la servitude muette. Non, oh non... » (trad. H. Henry).

L’attitude à l’égard de Maïakovski s’avère aussi très caractéristique : si Cvetaeva lui faisait place comme à un grand poète, Nabokov parle de Maïakovski avec condescendance et mépris.

 

Quoi qu’il en soit, la douleur et l’amertume provoquées par la séparation d’avec la Russie étaient les mêmes chez les deux poètes. Ils avaient aussi la même tendance dans leur discours poétique à associer la Russie avec le paradis perdu de leur enfance. Voir ce vers de Cvetaeva : « Toj, gde na monetax - / Molodostʹ moja, / Toj Rossii - netu, / Kak i toj menja » - «  Celle-là dont les pièces de monnaie - / Portent l’effigie de ma jeunesse / Cette Russie-là n’existe plus. / Tout comme moi non plus » (trad. V. Lossky).

Quant à Nabokov, lorsqu’en 1962 on lui a demandé s’il ne voulait pas rentrer en Russie, il a répondu : « Je ne rentrerai jamais pour cette simple et bonne raison que toute la Russie qui m’est nécessaire est toujours avec moi : la littérature, la langue et mon enfance russe. »

Ils sont rentrés, tous les deux, post mortem, en Russie, dans la littérature russe qui dorénavant est un fleuve aux deux bras réunis.

 

Bibliographie :

Nabokov Vladimir, Kaplja solnca v venčike stixa, Mosou, Eksmo-Press, 2000.

Nabokov Vladimir, Poèmes et problèmes, trad. du russe et de l’anglais par H. Henry, Paris, Gallimard, 1999.

Nabokov Vladimir, Autres rivages. Autobiographie, trad. de l’anglais par Y. Davet, Paris, Gallimard, 1999.

Tsvétaïéva Marina, Le ciel brûle, trad. par P. Léon et E. Malleret, Paris, Gallimard, 1999.

Tsvétaïéva Marina, Poèmes, Paris, Éditions Librairie du Globe, Collection bilingue, 1992.

Lossky Véronique, Marina Tsvétaeva. Un itinéraire poétique, Malakoff, Solin, 1987.

 



Ludmila Kastler

Ludmila Kastler est maître de conférences à l’université Grenoble III-Stendhal.

Elle a consacré sa thèse de doctorat à La politesse linguistique dans la communication quotidienne en russe et en français (université Lyon II-Lumière, 1998).

Ludmila Kastler est membre du Centre d’études slaves contemporaines (université Grenoble III-Stendhal) et de l’Association franco-britannique pour l’étude de la culture russe ; elle est également membre associé du Centre de recherche « Lexiques-Cultures-Traductions » (INALCO).

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Dernières publications :

« Les mots perdus et les sens retrouvés : à propos de récents changements lexicaux et discursifs en russe », in La langue libérée. Études de sociolexicologie, Bern, Peter Lang, 2003, p. 79-89.

« Les différences culturelles dans le vocabulaire de la politesse en français et en russe. », in Les écarts culturels dans les dictionnaires bilingues, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 223-237.

« Le jeune théâtre russe : Maxime Kourotchkine et le mythe du Père », Essais sur le discours de l’Europe éclatée, n° 19, 2003, Grenoble, Centre d’études slaves contemporaines, p. 63-71.